Rencontre avec Marie-Louise von Franz
C’est vers la fin de l’été 1961, peu après la mort de Jung, que je rencontrai Marie-Louise von Franz pour la première fois et que je commençai une analyse avec elle, parallèlement à celle que je suivais depuis plusieurs années à Paris, avec Elie Humbert. J’étais professeur de dessin et de peinture. J’avais 33 ans.
Cette rencontre fut décisive et changea ma vie. Je peux dire qu’avec Jung, que je ne connaissais qu’à travers ses œuvres, elle m’a « sauvée ». Je vois encore son visage mobile, passant facilement d’une expression de profonde intériorité et de sérieux, lorsqu’elle vous écoutait, à un sourire malicieux , parfois espiègle. Son regard clair qui paraissait lire en vous jusqu’aux tréfonds les plus secrets de votre âme sans jamais perdre de sa compréhension chaleureuse, était unique. Si elle devait vous contredire ou vous reprendre, c’était toujours dit de manière si sereine et si juste que cela ne générait aucun sentiment d’humiliation ou de culpabilité. Si je devais résumer ce qui m’a le plus frappée dans nos échanges, c’est l’extrême délicatesse et le respect presque déférent qu’elle avait pour son interlocuteur. C’était un dialogue sacré, du Soi au Soi. Je crois que c’est ce qui m’a le plus aidée, en m’apprenant à mon tour à me respecter, à respecter le Soi en moi et ce que l’inconscient voulait de moi.
Lors d’une séance, elle me parla des cours qu’elle donnait en anglais tous les ans à l’Institut C.G. Jung sur l’interprétation psychologique des contes de fées. Elle me suggéra d’en acheter les polycopiés, ce que je fis. Ils me passionnèrent : ils étaient si vivants, si éclairants quant aux fonctionnements de la psyché profonde.
Les traductions
Plusieurs années plus tard, j’ai rencontré celui qui devait devenir mon mari et mon complice dans un effort commun pour permettre aux lecteurs francophones de mieux connaître la psychologie de C.G. Jung. Les traductions françaises de cette œuvre capitale étaient au point mort et les détracteurs de Jung sévissaient. Les traductions des grandes œuvres alchimiques de Jung qu’avaient faites Etienne Perrot dormaient dans un tiroir. Nous nous demandions, lui et moi, comment contourner cet obstacle. C’est alors que l’idée me vint de traduire les écrits de Marie-Louise von Franz. Je commençai par son beau livre sur L’Ane d’Or, ce roman d’Apulée du deuxième siècle de notre ère. J’en fis successivement plusieurs versions, car le style oral et les notes de cours, parfois approximatives, en rendaient la traduction littérale d’une lecture peu agréable en français. Je me risquai peu à peu à prendre quelques libertés avec le mot à mot, ajoutant même parfois un passage afin de rendre la pensée de l’auteur plus accessible aux lecteurs de langue française peu initiés à la psychologie de ou développant une pensée intéressante à peine esquissée. Je signalais dans la marge toutes les transformations que j’avais apportées au texte. Elle relut ma version avec soin et l’approuva. C’est alors que nous entamâmes, mon mari et moi, une épopée incroyable qui dura des mois, à la recherche d’un éditeur. Tous ceux que nous avons contactés ont refusé le livre et je ne puis entrer dans les détails de cette aventure décevante.
La Fontaine de Pierre
Un jour, en vacances dans notre petite maison bourguignonne, je dis à Etienne : « C’est trop dommage que ce livre ne paraisse pas. Il pourrait apporter beaucoup. Pourquoi ne ferions-nous pas imprimer le livre à nos frais ? Il y a autour de nous assez de personnes intéressées par Jung pour former un premier cercle de lecteurs. » Nous allâmes trouver Marie-Louise von Franz qui nous encouragea vivement à tenter cette folle aventure à laquelle rien ne nous préparait, et je signai aussitôt avec elle un contrat d’édition. C’est ainsi que naquit La Fontaine de Pierre. L’ouvrage parut en 1978 et fut rapidement suivi d’autres livres sur les contes. Ceux-ci ont été, de la même façon que le premier, relus et approuvés par l’auteur qui m’a même parfois dicté un passage spécialement pour l’édition française. Marie-Louise a d’ailleurs demandé que les traductions de ces livres en d’autres langues soient faites à partir des versions françaises, prises comme références. Nous avons également publié, à La Fontaine de Pierre, la plupart des ouvrages de mon mari et refait, l’année suivante, un contrat l’incluant. Etienne Perrot a traduit des œuvres importantes de Marie-Louise von Franz tels que : Nombre et Temps, Aurora consurgens, édités par nous, ainsi que : Jung, son mythe en notre temps, paru chez Buchet-Chastel.
En contact avec Marie-Louise von Franz
Je garde un souvenir ému des dîners intimes en tête à tête avec elle dans sa chère maison de Moos (Bollingen), et plus tard, quand je venais avec mon mari, de ceux auxquels elle nous conviait avec Barbara Hannah au restaurant L’Ermitage, au bord du lac. C’était avant qu’elle ne soit atteinte par sa terrible maladie. Notre relation avec elle ne fit que s’approfondir au cours des années, même si le travail des livres, souvent accablant, puis la grave maladie de mon mari ne nous permirent plus de la visiter aussi souvent que par le passé. Je retournai la voir après le décès de mon mari et la rencontrai pour la dernière fois moins d’une semaine avant sa mort. Son corps était épuisé par ses longues années de souffrances vécues avec une patience et un courage extrêmes, mais son esprit demeura, jusqu’à la fin, aussi lucide et présent qu’il l’avait toujours été. J’eus le plaisir de pouvoir lui remettre la nouvelle édition du tout premier livre que nous avions édité : L’Ane d’Or, et de recevoir son franc encouragement pour la reprise de notre édition de ses ouvrages. Je m’étais dépêchée de faire cette réédition pour pouvoir la lui offrir avant qu’elle ne nous quitte. Elle reste profondément présente et vivante en moi. Si les années de travail consacrées à son œuvre eurent pour but principal de faire connaître Jung par son intermédiaire, ce fut aussi ma manière de lui exprimer mon infinie reconnaissance pour ce qu’elle m’a donné et pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle est.
Bibliographie de Francine Saint René Taillandier-Perrot